PRÉFACE
Pour tous les exilés du monde, le retour au pays natal, sur les lieux de l’enfance, des premiers jeux, de la première école et des premières amours est un besoin viscéral, irrépressible. Même si les années ont passé, même si l’on sait, au fond de soi, que tout a changé, que rien ou presque n’est plus comme avant, ce voyage véritablement initiatique, avant qu’il soit enfin réalisé, investit complètement celui qui s’apprête à l’accomplir. On retrace par avance dans sa tête les itinéraires espérés, les rues que l’on va retrouver et, surtout, le chemin qui mène à la maison natale ou au jardin des premiers ébats enfantins.
Avec la générosité et le grand humanisme qui la caractérisent, Anna Rivière, nostalgique des rives du fleuve Bou Regreg de sa jeunesse, entre Rabat et Salé, au Maroc, fait accomplir ce voyage à son héroïne, Nina, accompagnée de son époux, André.
Nous sommes en novembre 2007. Un temps infini s’est écoulé depuis cette époque d’avant l’indépendance du pays où des centaines de milliers de Juifs vivaient au royaume chérifien, à Rabat et à Salé, à Marrakech, à Casablanca, à Mogador, à Kénitra et ailleurs.
Emportés par le vent impitoyable de l’Histoire, ils ont quitté, le cœur lourd et l’âme meurtrie, les terres où ils vivaient depuis des millénaires, choisissant pour les uns la France, pour d’autres, conquis par l’idéal sioniste, le jeune État d’Israël, pour d’autres, enfin, plus téméraires, la lointaine Amérique et le Canada.
Sous la plume alerte d’Anna Rivière, nous suivons avec émotion le périple de Nina et d’André.
Hélas, le retour sur les bords du fleuve Bou Regreg est bien tel que nos deux héros, sans oser se l’avouer avant de partir, le craignaient : mais où sont passées nos maisons ? Et les synagogues, et les écoles de l’Alliance Israélite et les boucheries juives ? Et le cinéma Le Colysée ? Disparus, désaffectés. Le cimetière de Salé où repose le vénéré Rabbi Raphaël Encaoua, mort en 1935, autrefois somptueux et impressionnant, est délabré, méconnaissable. Quelle déception ! À l’hôtel, les prestations ne sont pas à la hauteur des espérances, des factures indues sont réclamées. Quant aux taxis, ils n’hésitent pas à avoir le compteur lourd. Sans oublier les petits marchands ambulants qui vous forcent la main pour acheter un gâteau ou boire un thé. Dans le beau parc d’autrefois, qui donne son nom au titre du livre, le « Triangle de vue », à côté des remparts et qui offrait alors une perspective imprenable sur la ville européenne, la médina, le mellah et l’océan, des papiers gras et des immondices jonchent le sol.
Mais que reste-t-il donc du passé chaleureux et convivial ? Des bribes, précieuses cependant : l’hospitalité d’Ali et de sa famille qui a bien connu, en son temps, Alia, la mère de Nina, celle d’Akim et de Mehdi et la pâtisserie suisse, Le Délice où les gâteaux au miel et le thé ont conservé, quel bonheur, les saveurs d’antan.
Au moment de quitter le sol ancestral, non sans emporter quelques zelliges qui décoraient autrefois la maison familiale désormais en ruine, Nina et André jettent un dernier regard sur le Bou Regreg. Trop dur. Ce retour aura été trop dur. Ils ne reviendront probablement jamais.
Judicieusement, en alternant harmonieusement l’écriture droite et l’italique, Anna Rivière nous fait passer, tout au long des chapitres de son beau roman, du présent au passé.
Les anciens du Maroc, mais aussi ceux de Tunisie, d’Algérie et d’ailleurs, retrouveront sans aucun doute les sentiments et les réactions qui ont été les leurs dans des circonstances similaires. Ce livre de mémoire est une catharsis nécessaire et salutaire, une grande page d’amour.
Jean-Pierre Allali